La première fois que j’ai vu la montagne, c’était le huit septembre deux-mille-trois. Je ne me souviens plus vraiment du temps qu’il faisait, il y avait sûrement des nuages puisque mes chaussures étaient mouillées. Pourtant, j’ai clairement vu les huit lunes dans le ciel.
En vérité, je sortais de chez le coiffeur, mes cheveux encore un peu humides et j’ai senti le vent frais venir les secouer. Je frissonnais. Et au loin, je voyais la montagne, et les lunes. J’ai marché vers elle. Sans courir, je suivais le sentier. À cet instant, je me souviens m’être demandé ce que faisait un sentier au milieu d’une ville, mais je ne me suis pas retourné. J’ai avancé calmement. Je ne me souviens que peu de ce que j’ai pu croiser. À un moment, j’ai senti que je fatiguais. Je me suis posé sur le bord du chemin et j’ai commencé à dessiner. Le ciel était couvert, la pluie a mouillé ma feuille. Non, je m’en rappelle, j’ai regardé le ciel et il n’y avait pas le moindre nuage. Les astres se déplaçaient bien trop vite. J’essayais de les représenter avec une frénésie que je ne me connaissais pas et que je n’ai jamais retrouvée. La pluie, surgissant du vide, frappait la feuille que je couvrais de mon corps. J’ai cassé ma mine plusieurs fois et mon taille-crayon me glissait des mains. Je sentais aussi la chaleur du soleil et le froid de l’averse. Saisissant mes affaires, je me suis mis à courir, vers la montagne. Je ne sais plus combien de temps ça a duré. J’ai finalement atteint un village.
Il avait l’air désert au premier abord. Chaque maison, chaque bâtiment était ouvert, mais il n’y avait pas d’autre bruit que celui de la nature environnante. Je ne sentais plus la pluie. Puis, des enfants ont déboulé, courant avec ce qui m’a paru être un renard. J’ai essayé de les interpeller, mais à peine étaient-ils apparus qu’ils étaient partis, ne laissant pas un écho, seulement des traces de courses dans l’allée du village. D’ailleurs, était-ce vraiment un village ? Plusieurs maisons étaient comme sorties des esprits d’architectes ingénieux. Certaines habitations étaient aussi incomplètes, comme figées dans leur conception. Ce qui m’étonna le plus, ce ne furent pas les absurdités physiques, comme cette bâtisse dont il n’existait que l’étage, lévitant à environ trois mètres du sol. Ce ne fut pas non plus cet immeuble torsadé. Ni ces structures étranges présentant quelques caractéristiques d’une habitation tout en représentant des corps tordus. Ce qui m’étonna, c’était l’absence de réverbération. Je ne comprenais pas pourquoi j’entendais aussi peu de choses, bien que je sentais, percevais des traces d’activité humaine.
En progressant dans le village, tout s’est éclairé, littéralement. J’ai vu d’autres personnes, elles étaient comme autant de silhouettes actrices d’un tableau qui prenait soudainement vie. L’une d'elles remarqua ma présence et sembla me saluer d’un geste, avant de poursuivre ses activités. Je me sentais comme étouffé, paniqué, et je ne saurais dire pourquoi. J’avais l’impression d’être entouré de choses que je ne pouvais comprendre, de tant de concepts que mon cerveau refusait de traiter pleinement. Je voulais comprendre où j’étais, mais aussi toutes les règles de cet endroit qui m’apparaissait fantastique. Je n’avais pas encore assimilé pleinement le fait que je n’étais plus dans les mêmes conditions que celles de notre monde. À cet instant, mon corps était secoué de tremblements devant toutes les impressions qui se bousculaient en moi. J’étais pris de vertiges au milieu de cet endroit et j’essayais désespérément de me calmer. J’y parvins en dirigeant mon regard sur l’immense montagne. J’étais à son pied. Je pouvais discerner des mouvements dans les hauteurs et, tout au sommet, un arbre fin, mais immense. La perspective m’empêchait de bien voir, mais j’aurais juré qu’il y avait quelque chose, dans l’arbre. Par ailleurs, le Soleil ne me brûlait pas la rétine. Je pouvais le fixer sans crainte. Il m’a aussi semblé que l’astre était bien proche, comme suspendu dans le ciel par un procédé qui m’échappait. Je voulais en savoir plus, je voulais comprendre ce que je voyais.
J’ai placé mes affaires dans mon sac et je suis allé à la rencontre d’un homme. Vieux ou jeune, je ne m’en souviens plus. Je me rappelle seulement de sa main, agitée pendant qu’il écrivait dans son carnet.
"Bonjour, pardonnez-moi mais je suis égaré et…"
Il a tourné ses yeux vers moi. Le seul souvenir que j’en garde, c’est la couleur. Ils étaient violets, complètement violets, sans pupilles.
"Vous êtes dans une cachotterie, me dit-il, dans un mensonge par omission.
— Pardon ?
— Ne vous en faites pas. Je vous taquine. Je peux vous donner quelques réponses, mais il ne faudrait pas gâcher votre passage.
— Mais, où sommes-nous ?!"
Ma voix s’était faite plaintive, pourtant je n’étais pas vraiment inquiet. J’étais assoiffé, à l’affût de la moindre information. Je me souviens de mon souffle court, de son sourire bienveillant, de ses yeux apaisants…
"Le nom le plus courant est “la montagne des rêves", à soixante pour-cent. Ici, le nom donné par les anciens est “Olympe” ou “le dernier Eden”. Mais ce n’est qu’un beau simulacre, à mon avis. Très belle illusion, merveilleuse création aussi proche que possible de l’original, mais toujours insuffisante."
Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Quel était le rapport avec le jardin des origines ? Qui étaient ces mystérieux anciens ? En cherchant des réponses, je commençais à discerner d’autres contours. Et d’autres questions se pressaient dans mon esprit.
"Toutes ces interrogations sont normales. Mais je ne suis pas historien, je ne saurais tout vous relater correctement. D’ailleurs, je n’en ai pas vraiment envie. Demandez à quelqu’un d’autre, ou imaginez vos réponses.
— À qui puis-je m’adresser ?
— Si vous voulez vraiment gâcher la surprise, cherchez un enfant dans la forêt, plus haut. Ils ont beaucoup de choses à dire et peut-être qu’ils auront la patience de vous répondre."
Sans un mot, il se détourna, reprenant son travail. En jetant un œil, il m’a semblé reconnaître des croquis d’architecture.
"Oh, il est possible que le faiseur de lunes termine son travail d’ici quelques jours, restez au moins jusque-là ! Ça vous fera un beau souvenir."
J’ai hoché la tête, n’essayant pas de comprendre, je chancelais. Il fallait que je trouve où j’étais, mais trop de choses me paraissaient inexplicables. Mon esprit se débattait avec les informations contradictoires. Je venais de me rappeler qu’il n’y avait pas de montagne près de chez moi. J’ai regardé en arrière et je ne voyais ni ma ville, ni la mer. L’horizon était embrumé, bien que le soleil fût éclatant. Un voile, voilà ce qui m’empêchait de voir ma maison. Si je reprenais le chemin, j’étais sûr de pouvoir rentrer chez moi. Je considérais donc la proposition de l’autre homme. Et, sans trop d’hésitations, je pris la route des hauteurs.
En traversant les lieux d’habitation, je me rendis compte de la dualité entre la richesse artistique des architectures, le nombre de bâtiments et la faible population apparente. Quelques enfants venaient parfois apporter un vent de fraîcheur à cet ensemble d’individus provenant de générations plus vieilles. J’appris plus tard que ces jeunes n’avaient pas conscience de leur éloignement du monde réel. Pour eux, ils étaient retournés jouer dans le village abandonné, derrière la cascade. Lorsque je suis revenu parmi nous, je fus surpris d’apprendre que certains de ces enfants rieurs avaient été portés disparus. Pour ceux que j’ai pu retrouver, il me dirent qu’ils rencontraient leurs amis dans la forêt. Je n’ose imaginer l’inquiétude des parents.
J’ai donc marché vers les bois, avançant sur un petit sentier. J’ai croisé quelques personnes qui m’ont adressé un regard, lorsque j’avais de la chance. Mais cette activité constante et commune m’a marqué. J’ai alors compris que les voyageurs étaient trop fréquents pour qu’ils prennent le temps de tout expliquer à chaque fois.
Ce qui est aussi étonnant, sur la montagne, c’est la claire délimitation entre les territoires accueillant les visiteurs, les habitants, et les hauteurs sauvages. Des chemins menaient toujours vers le sommet, mais je n’étais pas encore intéressé par ce qui devait être l'ultime révélation. Je scrutais la forêt, cherchant l’enfant, enfin, un enfant, qui pourrait m’expliquer les choses.
"Tu es perdu ?"
Cette voix n’était pas fluette, elle provenait d’au-dessus. C’était un homme, d’une vingtaine d’années physiquement. Il descendit de l’arbre et me sourit.
"Bonjour, ai-je lancé, je suis arrivé il y a peu et j’aimerais… comprendre certaines choses…"
Il fit la moue en entendant ces mots.
"Tu veux apprendre ? Savoir ? Pas regarder et déduire ?
— Eh bien, je suis perdu, je ne comprends rien et si je dois juste m’asseoir, attendre, je ne vais pas répondre à mes questions.
— Ouais, tu veux savoir quoi ?
— Où suis-je ?
— Sur une montagne.
— Qui se trouve où ?
— Quelque part.
— Pourquoi je ne vois plus l’endroit d’où je viens ?
— Parce que tu n’y es plus.
— Tu n’as pas l’intention de me dire ce qu’est cet endroit alors ?"
Il soupira et donna un coup de pied dans un arbre avant de marmonner.
"On est quelque part, c’est pas important, mais on n’est pas dans le monde physique, si c’est ça qui t’intéresse. Ici, on a nos règles, si tu veux les comprendre, éprouve-les."
Et il s’en alla. J’ai bien tenté de l’appeler, mais il ne répondit pas. Je pris ensuite la direction du sommet. Sur mon chemin, j’ai croisé des tombes, des mausolées, des cavernes, comme si tout ici, dans la nature la plus vivante, était mort. Je me demandais qui étaient ceux qui reposaient ici. Je ne le restitue sûrement pas correctement, mais j’ai marché des heures. Entendant parfois quelques conversations entre les habitants de la forêt. Si j’ai croisé d’autres “enfants”, je n’ai pas cherché à leur parler. Puis, les bois laissèrent place à l’herbe. Le chemin serpentait jusqu’au plateau du sommet sur lequel j’apercevais l’arbre et deux édifices. Et lorsque j’ai enfin posé le pied, je vis que le plateau était désert, à l’exception d’une personne. Il, ou elle, était androgyne. En m’approchant, je vis ses longs cils battre l’air à chaque clignement d’œil. J’étais fasciné par cette personne. Elle était concentrée sur son ouvrage, un grand tissu coloré qu’il était en train de coudre. Elle leva la tête vers moi et me sourit.
"Eh, mon aîné t’a laissé passer, bienvenue ! La lune n’est pas encore prête !
— Je… euh, je ne viens pas pour cet évènement, je voudrais…
— Ah bon ? Pourtant, ce sera une belle lune ! Tu ne veux pas rester la voir ? Tu préfères les étoiles ? Je dois en avoir quelques-unes en réserve, mais je n’ai pas envie d’en fabriquer, pour l’instant."
J’ai regardé ce qu’il tenait, comprenant qu’il s’agissait de celui dont on m’avait parlé plus tôt. Mais qui était son aîné ? Et était-ce vraiment une lune ? Les questions s’entremêlaient alors que j'observais le temple et le tombeau qui jonchaient le plateau, aux côtés de l’arbre. Les deux semblaient provenir de l’Antiquité, sans les dégradations imposées par le temps. J’ai oublié de lui répondre tant j’étais captivé par tous ces éléments. L’herbe était belle, sauvage sans être trop haute. J’ai repensé à tout ce que j’avais vu depuis mon arrivée autour de cette montagne. Pas une personne n’avait semblé être blessée, les arbres et choses abîmées n’avaient pas l’air de se dégrader et l’immense cabane qui surmontait l’arbre que je voyais ne faisait même pas ployer les branches. Il m’a fallu seulement un détail pour m’en rendre compte : ici, toutes les règles ont été établies consciemment. Quelque chose, sûrement quelqu’un, contrôlait tout ce qui pouvait bien exister ici. Même les gens ? Étais-je sous contrôle ? Je me souviens avoir voulu me percer l’épaule avec une branche, seule arme que j’avais pu trouver. J’ai senti la douleur, mais n'ai vu ni sang, ni plaie, ni cicatrice. J’ai réessayé, j’ai eu mal. Pourtant, aucune marque n’apparut sur mon corps. Peut-être aurait-il fallu que je me suicide, mais à mesure que j’essayais, j’avais l’impression grandissante d’être regardé. Tandis que j’observais le rebord du plateau, pensant à sauter sur les flancs escarpés pour expérimenter les conséquences de cette chute, je sentis une main sur mon épaule. Au même moment, j’entendis un sanglot provenir du tombeau. En me retournant, je vis quelqu’un. Son visage était neutre dans l’expression comme dans les traits, si bien que j’aurais plus de facilités à décrire les passants que je croise chaque matin.
Il m’a dit ceci :
"Ne fais pleurer autrui qu’en cas de nécessité."
Si je me souviens de cette phrase et pas de la voix, c’est parce que je ne l’ai pas entendue. Les traits de son visage se sont fait lettres, les plis de sa peau mirent sa face en bazar. Et, dans ce désordre, j’eus l’impression de lire ces mots. Une fois perçus, il inspira un grand coup et tous ces traits devinrent des crevasses de peau qui s’agencèrent en un tourbillon ayant pour épicentre ce qui semblait être un nez. Je distinguais également deux billes noires qui tenaient lieu d’yeux. Cependant, ni la bouche, ni les oreilles n’étaient identifiables. Il se détourna et partit dans le temple. Les sanglots du tombeau s’étaient tus, alors j’ai voulu le suivre. Mais il s’était déjà évanoui dans l’air. J’ai donc regardé dans l’édifice. Des statues jalonnaient l’allée centrale. Elles représentaient des sujets étranges, mais je reconnaissais en chacune cette impression particulière que j’avais ressentie en observant l’étrange individu. Visiblement, on ne venait pas le vénérer souvent, comme en témoignaient les offrandes absentes. Je ne me suis pas attardé, m’en retournant auprès du faiseur de lunes. Nous n’avons pas échangé beaucoup. Seulement, le temps a passé. Je l’ai vu utiliser d’étranges fils. Parfois, il se tournait vers moi en m’expliquant des méthodes de fabrication ou en me racontant certaines histoires. Il m’a parlé des individus vivant sur la montagne, de la formation du Comité des Enfants Ingénieux, comment Alfred l’œil-gris avait construit un bateau pour se rendre sur les lunes perdues au loin. Il m’affirmait qu’il avait fait du vent un fleuve et du ciel une mer.
D’autres histoires attisèrent ma curiosité, comme les peuples des villes sous la montagne. Ceux qui voulaient faire leurs règles, loin des yeux, mais qui n’échappaient ni au rêveur ni aux Ingénieux. Je ne me souviens de tout cela que par bribes, et pourtant, j’ai tant de choses à dire.
La lune qu’il lança six jours après mon arrivée était magnifique. On la gonfla en soufflant des espoirs et tous jouèrent avec, comme avec un ballon, puis il souffla dessus à son tour, la laissant monter jusqu’au ciel, portée par un rêve.
J’ai vécu bien au-delà de ces journées, je voulais en entendre plus et écouter, comprendre. Je n'avais pas la créativité nécessaire pour revenir, et je ne voulais pas avoir affaire aux passeurs. Je vais donc vous faire le descriptif et vous conter l’histoire de cette étrange contrée, telle qu’elle m’a été transmise.
Cher lecteur, il existe, par delà la conscience, des espaces cachés. Et il existe des hommes poursuivant ces étranges lieux. Parmi tous, il est un endroit où certains vivent, au-dessus de toutes les omissions des consciences humaines. Un paradis pour celui qui cherche à vaincre les limites de la vie, un simple contretemps à la course effrénée vers la fin pour d’autres. Toujours est-il qu’il existe, le second et dernier jardin d’Eden.